Avis d’expert

Qui a tué le chef de projet ?

Aujourd’hui il suffit de taper « Chef de projet » sur votre clavier pour se retrouver au milieu d’une véritable myriade d’offres : « chef de projet technique », « chef de projet MOE », « chef de projet agile », « chef de projet fonctionnel », « chef de projet MOA », « chef de projet SAP », il semble que nous soyons tous devenus des chefs de projets en puissance.

Parfois j’en viens même à me demander si je ne devrais pas désigner mon postier comme « chef de projet en expédition de courrier ». Ce qui est certain c’est qu’un jour ou l’autre mes enfants seront chef de projet en construction LEGO®. Bref vous l’avez compris, le terme de « chef de projet », par son utilisation abusive, devient une banalité dénuée de sens.

A qui profite le crime ?

Cet amusant constat le devient en tout cas nettement moins lorsque nous en venons au cadre professionnel. Nos clients, nos recruteurs, nos candidats devront-ils se munir de la machette du bon sens pour essayer, tant bien que mal, de débroussailler cette jungle de « chef de projet » ? Alors me direz-vous, qui est responsable de cette dégénérescence du terme ?
  • Sont-ce nos clients par manque de maitrise ou connaissance ? Il est vrai qu’il est tentant de s’abriter derrière un terme avant « empowerment » et après « deux point zéro » ? Mais dans ce cas, n’est-ce pas par crainte d’être jugé par un recruteur ‘expert’ et de passer pour un amateur devant des candidats tout aussi experts ?
  • Puisque j’en viens au recruteur, que ressent-on entre un client « grand compte » et une « chef de projet senior » ? A devoir essayer tant bien que mal les termes barbares de MOA, MOE, TMA, méthode Agile, cycle en V, spécifications détaillées, etc ?
  • Et j’en viens à notre candidat qui cherche un poste précis, qui se retrouve à naviguer entre des centaines d’offres qui ne correspondent ni à ses compétences et, pire, ni à ses aspirations. Quelle perte de temps pour nous tous !

Mais qui peut jeter la pierre à l’autre alors que nos métiers n’existent finalement que depuis une vingtaine d’années seulement ? Qui a appris en milieu académique à définir et à faire la différence entre tous ces termes ? Quoi qu’il en soit, notre question semble alors aussi insoluble que de savoir si l’œuf est arrivé avant la poule.

Devons-nous indemniser les familles ?

Au final, nous pâtissons tous de cette situation. Elle pourrait être améliorée en rétablissant un peu de bienveillance et de simplicité, en s’autorisant à ne pas savoir et à demander, à poser la question à son recruteur, son candidat ou son client. Mais soyons lucides, l’écrire ici ne transformera pas ces mots en actes.

Une autre option s’offre à nous : « académiser » notre milieu professionnel. Sur le long terme, c’est peut-être la stratégie la plus solide : définir, puis enseigner nos termes et notre méthodologie dès l’université afin que notre domaine devienne aussi évident que peuvent l’être les mathématiques et la littérature. Bien des écoles spécialisées commencent à émerger, nous en sommes encore aux prémices, dans une phase que l’on pourrait qualifier de « vide juridique ». Même dans l’hypothèse, où nous formerions nos futurs collaborateurs, dès à présent, à ces bonnes pratiques, nous commencerions à en récolter les fruits qu’à leur sortie d’école, dans 5 ans. Attendre 5 ans pour en rattraper 25 ? Il faudra être patient.

En parlant « d’académisation », nous adoptons également une autre hypothèse : que l’ensemble des termes que nous employons soient listés, définis et partagés. C’est encore loin d’être le cas, notre « chef de projet » en est la parfaite illustration !

Que propose la défense ?

Alors me direz-vous, quelle solution nous reste-t-il ? A mon sens, je dirais que nous nous devons d’essayer d’être précis sur les termes que nous employons. Comme une bonne dissertation commence par la définition des termes du sujet, une bonne professionnalisation devrait commencer par la définition de ce que l’on attend d’un « chef de projet » : mettons-nous d’accord sur ce que nous désignons par ces termes.

 Ne disons plus « chef de projet technique » ou « chef de projet MOE » mais « Leader technique »

Ne disons plus « chef de projet fonctionnel » mais « Business analyst » ou « MOA »

Rendons ses lettres de noblesse au « chef de projet », au rôle qu’il doit réellement occuper : un pilote d’avion, celui qui dirige, coordonne, organise, reporte. Un expert en méthodologie projet, et non un expert en systèmes d’information

 

Verdict

Vous l’aurez compris, point de solution miracle ou d’élixir de mise en production. De multiples solutions existent. Nous pouvons attendre l’institutionnalisation de notre profession dans les universités. Nous prendrons alors le risque de vivre cette vie professionnelle dans une forme d’obscurantisme.

Alors, plutôt que d’attendre, prenons les devants. Essayons d’apporter notre pierre à la définition de nos postes, de notre vocabulaire. Notre définition sera certes imparfaite, améliorable, critiquable mais, un rayon de lumière ne vaut-il pas mieux qu’une complète obscurité ?